Comment identifier une personne problématique

J’ai réfléchi à ce billet de blog pendant très longtemps : des mois, voire des années !… Il s’agit d’un sujet très délicat à traiter, car ce qui peut déclencher les signaux d’alarme chez une personne ne le fera pas nécessairement chez une autre. Il faut aussi prendre en compte que parfois, ce qui peut apparaître comme un comportement étrange ou inapproprié peut résulter d’une neurodivergence, et dans ce cas les personnes en cause ont surtout besoin d’aide pour s’adapter aux normes sociales et doivent pouvoir bénéficier de notre appui (du moment qu’elles ne causent pas de tort à autrui). Et bien sûr, dans certains cas, il peut être légitime de plaider pour la réhabilitation de personnes qui ont pu causer des torts par le passé (même si je pense que la communauté impro a plutôt tendance à pardonner un peu trop facilement, au détriment des victimes). Il y a donc beaucoup de débats et de dilemmes, aussi bien au sein de la communauté que dans ma pauvre caboche, quant à la meilleure façon de gérer les prédateurs en impro, les personnes maladroites et mal informées, les dissensus quant aux bonnes pratiques à appliquer et les problèmes que l’on peut avoir tendance à laisser pudiquement sous le tapis.

Par conséquent, ce billet de blog n’a pas vocation à vous livrer des jugements préconçus. Prenez-le davantage comme un exercice de pensée.

Nous venons pour la plupart chercher dans la pratique de l’impro la convivialité, le lâcher prise, les moments chaleureux et réconfortants, les rires. Il n’est pas toujours évident d’imaginer que cette expérience n’est pas partagée par tout le monde au sein de notre groupe. Et il est aussi très difficile d’imaginer que quelqu’un.e qui a toujours été très gentil.le avec nous, qui est un.e excellent.e formateur.ice et semble être respecté.e par tous puisse causer du tort à autrui.

Dès lors, comment parvenir à se poser les bonnes questions même si elles sont loin d’être intuitives ?

En connaissance de cause

Selon moi, l’une des premières choses à prendre en considération est le degré de prise de conscience des actes commis. Si jamais une personne de votre entourage a commis une maladresse ou une maltraitance, a-t-elle eu conscience du tort qu’elle a causé ? Son comportement suit-il un schéma récurrent ? Cette personne est-elle disposée à parler des faits problématiques qui se sont déroulés, ou ferme-t-elle immédiatement la discussion ?

Quand une personne franchit une limite, il existe une méthode simple pour résoudre la situation : nous lui expliquons pourquoi ce qu’elle a fait ne correspond pas aux valeurs de notre communauté et, dans l’idéal, elle comprend la portée de ce qui s’est passé, prend en compte la remarque et modifie ensuite son comportement. Si en revanche cette personne se révèle pleinement consciente du caractère inapproprié ou juste mal vu de son comportement, mais qu’elle persiste dans sa conduite, cela ouvre une toute autre discussion (et personnellement, elle se retrouvera vite dans ma liste des contacts avec lesquels je refuse de travailler).

Des relations libres et consenties ?

Prenons comme exemple la question de savoir si les formateur.ice.s ont le droit de sortir avec leurs propres élèves. Mon opinion personnelle est qu’ils.elles ne devraient pas le faire, en raison de la dynamique de pouvoir inhérente à la relation professeur.e/élève. Cependant certaines troupes acceptent cela, et parfois des histoires entre élèves et formateur.ice.s débouchent sur des relations sérieuses et durables qui se trouvaient juste incidemment avoir commencé dans le cadre d’un atelier d’improvisation.

C’est là que les schémas de comportement se révèlent déterminants pour évaluer une situation donnée. Si un.e formateur.ice rencontre un.e élève en atelier et a un coup de cœur, qu’il.elle attend que le module de formation soit achevé pour entamer une relation, et que cette relation se poursuit en dehors du cercle de l’improvisation, c’est une chose. Si ce.tte même formateur.ice sort fréquemment avec ses élèves parce qu’il.elle apprécie ce type de relation, ou qu’il.elle utilise sa position d’autorité pour inciter les personnes qu’il.elle désire à céder à ses avances, cela devient une toute autre histoire. La différence fondamentale entre ces deux cas de figure réside dans le caractère systémique du schéma de comportement. Si une personne détentrice d’autorité ne se rend pas compte du biais que produit sa position et de son caractère problématique, ou si elle choisit délibérément de s’en servir à son profit, c’est un signal d’alerte majeur pour moi.

50 nuances de manipulation

Je peux aussi commencer à me poser des questions lorsque j’observe comment certaines personnes interagissent au sein d’un groupe. Deviennent-elles très rapidement familières, par exemple en envoyant des messages privés aux élèves ou aux collègues, en donnant des surnoms affectueux, en faisant en sorte que plusieurs personnes de leur entourage ont le sentiment d’entretenir avec elles une relation privilégiée ? Focalisent-elles leur attention sur les individus qui apparaissent timides ou mal dans leur peau ? Entretiennent-elles un cercle de fans ? Se distinguent-elles du groupe en se positionnant en observateur.ice.s, par exemple en commentant la conversation en cours ou la scène en train d’être jouée ? Organisent-elles des ateliers ou des événements réservés à un cercle de privilégié.e.s ? Donnent-elles régulièrement leur avis sur des sujets qui ne relèvent pas de leur expertise ? Est-ce qu’elles monopolisent régulièrement l’attention du groupe ?

Une poignée de ces exemples peut tout à fait être interprétée comme la manifestation d’un caractère extraverti, bienveillant et attentif aux connections interpersonnelles. Et bien sûr, pris isolément, aucun de ces comportements n’est de nature à susciter de l’inquiétude. Mais si plusieurs de ces éléments combinés attirent votre attention, c’est le moment de prendre un peu de recul et de réfléchir à la situation. Ces comportements mis bout à bout sont-ils de nature à établir une situation d’emprise ou d’influence ? Comment la personne que l’on a identifiée serait susceptible d’utiliser une telle influence à son profit ? Existe-t-il dans le groupe un contrepoids à ce pouvoir, une capacité de contrôle ? Dans bien des cas si la personne en question se déplace pour dispenser son enseignement, dispose d’une grande réputation ou occupe un poste à hautes responsabilités au sein d’une organisation, la réponse est non. Dès lors, si jamais un.e élève ou un.e membre de la communauté est mis.e mal à l’aise par cette personne mais constate à quel point elle est populaire et avenante, il.elle aura des scrupules à se plaindre. En effet il.elle peut avoir l’impression que son ressenti n’est pas entendable ou même tout bonnement illégitime. Qui serait disposé à écouter ses récriminations ?

A l’inverse, comment faire face à des personnes qui nous font nous sentir un peu minables, sans que nous puissions vraiment mettre le doigt sur la raison exacte ? Cela nous incite-t-il à vouloir à tout prix leur plaire, à gagner leurs faveurs et leur considération ? Ces mêmes personnes formulent-elles des remarques négatives sur le travail d’autres artistes sans apporter de contexte ou des arguments constructifs (par exemple, “____ est nul”, “______ n’est pas terrible”, etc.) ? Comment parlent-elles de leurs partenaires lorsque ces derniers ou dernières ne sont pas présent.e.s ? Et de leurs élèves ou collègues ? Les personnes de leur entourage consacrent-elles beaucoup de temps et d’énergie à justifier leur comportement, à en gérer les conséquences ou à en contrebalancer les effets ? Souvent, les personnes qui diffusent autour d’elles une énergie négative le font pour renforcer leur autorité, pour se prémunir contre d’éventuel.le.s opposant.e.s, et pour rabaisser les autres afin de paraître plus importantes.

Nous sommes tous égaux, mais certains veulent l’être plus que d’autres

En impro, les concepts d’exercices, de spectacles, de débuts de scène, de thèmes etc. ont tendance à circuler assez librement, pour le meilleur et pour le pire. Certain.e.s sont très ouvert.e.s à ce sujet (en ce qui me concerne, n’hésitez pas à utiliser tout ce que j’ai fait en me créditant – je ne serai pas à court de nouvelles idées 😉). D’autres le sont beaucoup moins (par exemple, certains formats de spectacle sont protégés par des droits d’auteur, c’est d’ailleurs tout à fait légitime et doit être respecté).

Vous pouvez trouver surprenant que j’aborde ce sujet dans un article qui parle de profils de personnes problématiques, étant donné que les opinions sur les bonnes pratiques en matière de propriété intellectuelle sont très variées. Mais vous allez comprendre : peut-être connaissez-vous une personne qui protège farouchement les choses qu’elle a créées, mais qui ne prend jamais la peine de citer les personnes qui sont à l’origine des concepts qu’elle utilise ou dont elle s’inspire ?

L’attitude qui consiste à naviguer à loisir entre les deux extrémités de ce spectre, de manière à minimiser la contribution des autres et à ne valoriser que la sienne, constitue pour moi un gros warning. Car cela signifie que la boussole morale de cette personne est à géométrie variable. Je ne m’estime pas en droit de dire quelle position est la plus pertinente ou vertueuse, mais quand je constate que des personnes adoptent des positions de façon contingente en fonction de ce qui les arrange, je me méfie très vite d’elles.

Comment prévenir les mauvaises surprises ?

Une dernière chose à vérifier, en particulier lorsque vous envisagez de travailler avec un.e nouvel.le formateur.ice d’improvisation, et surtout si il.elle vient de loin et que vous vous connaissez très peu : c’est tout simplement de taper son nom dans votre moteur de recherche ! Cela semble évident, mais sachez qu’il existe plusieurs personnes actives sur la scène européenne au sujet desquelles des articles de presse très accablants ont été publiés.

Vous pouvez également écrire à l’équipe de Safe Play et leur demander si la personne avec laquelle vous envisagez de travailler a fait l’objet de plaintes. [N.D.T. Le site Safeplayimprov.com est pour l’instant exclusivement en anglais mais plusieurs navigateurs proposent la traduction automatique des pages web, et des membres de l’équipe sont francophones : vous pouvez donc écrire des témoignages en français et demander de converser en français ! ]. Pour des raisons de confidentialité, vous n’obtiendrez pas de détails sur les éventuels témoignages reçus, mais une réponse de type « oui, nous avons reçu dix signalements différents à son sujet », suffit déjà à vous indiquer si vous devez surveiller attentivement cette personne et vous assurer qu’elle a bien compris et accepté le code de conduite de votre organisation.

Ou bien… vous pouvez tout simplement inviter quelqu’un d’autre, qui n’aura pas fait l’objet de signalement. Ce ne sont pas les talents qui manquent. Je vais être honnête, je suis souvent déprimé de voir des personnes largement connues pour avoir fait l’objet de plaintes graves continuer à être recrutées. Des personnes qui font preuve depuis longtemps d’un comportement inapproprié, qui savent pertinemment qu’elles sont dans le tort, et qui pourtant continuent d’être accueillies au sein de notre communauté.

Alors j’entends fréquemment des arguments du type « il.elle a toujours été gentil.le avec moi », « je serai sur place donc il ne se passera rien », « c’était il y a des années » ou « je sais mais c’est un.e très bon.ne formateur.ice ». Tout cela peut être vrai, et bien sûr, dans certains cas, les gens ont droit à une deuxième chance (peut-être pas une quatorzième)… Mais est-ce que le risque en vaut la peine alors qu’il y a tellement d’autres excellent.e.s formateur.ice.s disponibles ?

Rappels sur la responsabilité des troupes et des formateur.ice.s

La communauté impro souffre d’un manque de leadership et d’autorité. Trop souvent nous n’assumons pas suffisamment les positions de responsabilité que nous occupons dès lors que nous commençons à enseigner, à diriger un groupe ou à faire venir des formateur.ices et intervenant.e.s extérieur.e.s. Vous devez comprendre que le.la responsable, c’est vous ! Vous êtes l’adulte dans la pièce. Nous devons tous assumer pleinement ce rôle, que nous soyons mondialement connu.e ou simplement celui.celle qui a réservé une salle pour une séance d’impro « juste pour le kiff ». Nous avons le devoir de veiller les uns sur les autres et de savoir se montrer fermes quand cela devient nécessaire. Nous avons le devoir de recevoir les témoignages, de croire les victimes présumées jusqu’à preuve du contraire, de ne pas partir du principe que nos expériences personnelles sont universelles, et de contribuer à faire de notre communauté celle à laquelle nous rêvons d’appartenir.


Mon prochain article abordera un peu plus en profondeur la façon dont nous pouvons gérer les personnes problématiques, que ce soit par un rappel ferme des règles à respecter, par une tentative de réhabilitation ou par l’exclusion du groupe. C’est un sujet tout aussi délicat, sinon davantage, que celui que je viens de traiter ici, alors je suis curieux de vos retours d’expérience : comment votre groupe gère-t-il ce genre de situations ?

Stéphane Fils de David

aka Stephen Davidson – Impromiscuous

Références pour aller plus loin :

Livres :

Articles :

Sites internet et ressources en ligne :

Traduit par Samuel

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